Un art décoratif à part entière
Sous le terme générique d’art populaire, on englobe des notions contradictoires, comme le naïf, le décoratif ou l’utilitaire, qui relèvent souvent des a priori et des jugements portés sur un art considéré comme mineur parce qu’il s’adresse au plus grand nombre. Or, son extrême élaboration et la démarche volontariste de ses créateurs nous démontrent le contraire : les forains conçoivent leurs attractions comme des spectacles, faisant appel à des grands artistes et à toutes sortes de techniques scéniques et décoratives.
En ce sens, l’Art forain est un art décoratif à part entière, fait pour émerveiller le peuple et volontairement chargé d’un grand pouvoir de séduction.
Décorer c’est aussi faire le beau, parer, enjoliver, en rajouter encore pour attirer et convaincre davantage.
Perméable à tous les courants, l’Art forain trouve son originalité dans les transpositions et chevauchements de styles : l’antique, le néo-classique, le baroque, le romantique, le symbolique, le réalisme. Alliant universalité et traditions locales, l’Art forain régénère tous les styles avec bonheur et gaîté. Il en sort un art du sublime excès que réinvente une atmosphère extravagante et ultra baroque qu’employaient les forains pour nourrir un imaginaire artistique luxueux, flamboyant, subtilement libertaire et explicitement nostalgique.
1. L’architecture foraine
Les montages et démontages fréquents des attractions foraines imposent une conception architecturale spécifique : légèreté, robustesse et simplicité des assemblages. Ces trois principes restent identiques pour les différentes catégories de métiers[1] forains : les manèges, les baraques et les entresorts.
Chaque métier étant destiné à séduire, il convient d’occulter aux yeux du public sa structure et sa mécanique, obligeant charpentiers, ferronniers, mécaniciens, sculpteurs et peintres à travailler en étroite collaboration.
Il en résulte une architecture à la fois décorative et variée, mélangeant les techniques (sculptures, moulures, peintures) et les matières en une sorte d’accumulation baroque.
Les références constantes aux figures classiques de l’architecture et aux différentes codifications stylistiques attestent de la conscience qu’ont les constructeurs forains d’œuvrer pour un Art monumental.
2. La sculpture foraine
Par son volume et son foisonnement, la sculpture foraine accentue cette architecture en trompe-l’œil et occupe une place prépondérante au sein des arts forains. En effet, c’est notamment l’indéniable qualité artistique des œuvres sculptées qui a contribué à donner aux arts forains leurs lettres de noblesse.
La sculpture foraine est toujours figurative, avec des représentations plus ou moins réalistes de formes animales ou humaines qui peuvent être de l’ordre du réel, mythique ou imaginaire.
Bien souvent composite et creuse, la sculpture foraine est principalement réalisée dans des bois tendres et légers, tel le tilleul ou le sapin, ce qui en facilite ainsi la manipulation et le transport. Elle peut être polychrome, ornée de verroterie ou recouverte de feuilles dorées ou argentées, exacerbant leur aspect baroque et décoratif.
3. La boiserie foraine
Les décors en bois sculptés font le lien entre la sculpture et la peinture foraines. Ces éléments encadrent les médaillons peints ou les miroirs, ornent les façades sous forme de colonnes aux chapiteaux divers, décorent les frontons des manèges. Comme pour la sculpture figurative, une polychromie ou une dorure est souvent appliquée sur les motifs ornementaux que sont les coquilles, volutes, feuilles d’acanthes ou autres frises. Ces boiseries se retrouvent sur tous les éléments forains, et contribuent à la surcharge caractéristique de l’Art forain.
Présents de manière répétitive, ces éléments reproduisent et renforcent les effets de rotation d’un manège et de ses barres torsadées.
4. La peinture foraine
Les décors peints sont omniprésents sur les métiers forains et très divers : décoratifs ou figuratifs, monochromes ou aux multiples couleurs, sur bois, toile ou tôle, et ornent les plafonds, façades, frontons et tours de mât des manèges et baraques.
Dans la plupart des cas, la technique picturale s’apparente à celle de la peinture murale : à-plats, sobriété du trait et les couleurs traditionnellement pastel et nuancées, ont tendance à devenir plus vives. Les thèmes figuratifs évoquent des allégories (la fortune, l’abondance, les saisons) ou des figures mythologiques (dieux, anges, l’Eden), des paysages exotiques ou la nature dans des scènes champêtres.
Les peintres travaillent en atelier ou directement sur le champ de foire pour créer ou retoucher les œuvres. Le repeint étant fréquent, il n’est pas rare de trouver plusieurs couches de peinture sur un même support, et donc d’y déceler différentes époques et une grande variété de styles.
5. Des Ecoles et des Styles
Grâce à l’immense talent des sculpteurs, il est possible de dégager des caractéristiques de styles parfaitement identifiables, permettant ainsi la définition de véritables écoles nationales d’Art Forain : l’école française, l’école allemande, l’école belge et l’école anglaise.
a. Le style français
C’est au sculpteur Gustave Bayol, basé à Angers, que l’on attribue le plus souvent l’origine de l’école française d’Art forain. La sculpture animalière a été grandement influencée par son réalisme, et présentait alors des lignes équilibrées, harmonieuses, d’un grand classicisme. Ce réalisme se retrouve aussi dans la sobriété des décors qui ornent les sujets de manège, et les chevaux de bois français ne portent bien souvent qu’un simple collier et une selle plate.
Traditionnellement, le manège français est conçu autour d’un scénario, avec un décor thématisé et une cavalerie ne présentant souvent qu’un seul type de manège : la Belle Epoque a vu se développer des manèges de vaches, de cochons, de chats, ou de harengs.
L’architecture foraine française est décorée de figures ornementales classiques, répétitives, stylistiquement très codifiées, et l’ensemble est traité avec un grand souci du détail.
b. Le style allemand
Comme pour l’école française, c’est essentiellement dans la sculpture animalière que s’exprime le style allemand, dont Frederich Heyn est l’artiste le plus représentatif. Les animaux présents sur les manèges, chevaux, vaches, mais aussi animaux exotiques comme les lions ou les girafes, ont en commun une certaine noblesse et des ornements très travaillés, rehaussés de cabochons et de couleurs vives : si la sculpture animalière française s’inscrit dans une figuration plus sobre, le style allemand développe l’aspect ornemental. Mais tous deux ont en commun un certain souci du détail anatomique, en témoigne les musculatures visibles des chevaux allemands.
A l’inverse, les boiseries sont plus stylisées, les éléments architecturaux présentent moins de détails et de relief.
c. Le style belge
Comme Bayol en France, c’est un sculpteur d’art religieux qui influence de manière marquante l’école belge d’Art forain au XIXe siècle : Alexandre Devos. Son style est imprégné de culture flamande, baroque, se référant à l’Antiquité. Il excella dans la statuaire monumentale, et ces compositions allégoriques prirent place sur les façades des gigantesques carrousels-salons construits à partir des années 1890.
Toujours influencés par les Beaux-Arts, les suiveurs de Devos, comme Jules Moulinas, intègrent des éléments d’Art Nouveau à ce foisonnement baroque.
Les sculpteurs belges et français ont en commun d’avoir constamment fait évoluer leurs sujets de manèges. Van Guyse pour la Belgique, et Henri Devos pour la France, ont développé des personnages issus des dessins animés ou de la bande dessinée dès les années 1940, des sujets destinés à la fois aux adultes et aux enfants.
d. Le style anglais
Le style anglais s’éloigne des autres écoles européennes par une stylisation bien plus poussée des motifs, et une recherche graphique toujours plus grande. Les constructeurs et artistes forains britanniques sont aussi de grands créateurs : Savage met au point les manèges mécaniques à vapeur dans les années 1850 ; Orton et Spooner, à l’origine d’une très importante fabrique, mettent sur pied une série de sujets fantastiques, dont les célèbres centaures à têtes d’hommes politiques des années 1900 ; Anderson accentue l’aspect maniériste de l’art anglais en créant des sujets de grande taille.
Dès 1925, les artistes anglais, habiles à la stylisation, adaptent la mode Art Déco à l’Art Forain. Dès lors, les reliefs des sculptures cèdent peu à peu la place aux techniques plus plates dérivées du graphisme.
[1] Nom donné par les forains pour désigner leurs attractions et manèges.
Publié le : 09.01.17